Portrait de femme : Jade Almeida

Docteure en sociologie, militante afro-féministe et pour les droits des communautés LGBTQ+, créatrice de contenus engagés… Jade, peux-tu nous en dire plus sur toi et ton parcours qui est des plus inspirants ?

Waw, merci beaucoup ! Je suis née en France, mais j’ai passé la plus grande partie de mon enfance et adolescence en Guadeloupe. J’ai quitté l’archipel à 20 ans pour poursuivre mes études en licence d’histoire en France, j’ai fait un détour par Manchester, retour en France où je suis passée en sociologie, puis thèse à Montréal où je vis présentement avec ma conjointe, aussi originaire de Guadeloupe.

Je dis souvent que je suis une éternelle étudiante, parce que toute ma vie, notamment ma vie d’adulte, je l’ai passée sur les bancs d’école, que ce soit en tant qu’étudiante et/ou chargée de cours

D’ailleurs, c’est la première fois depuis de nombreuses années (j’ai 32 ans tout de même) que je ne suis ni étudiante ni chargée de cours. Ça ne fait que 6 mois et je trouve déjà l’expérience très étrange ! D’ailleurs, de temps en temps, j’interviens dans des cours par-ci par-là, parce que clairement j’ai du mal à rester trop loin de l’université, même si l’amour-haine définit notre relation. En ce moment, je travaille pour le Conseil québécois LGBT en tant que co-coordinatrice de projet et je participe à diverses initiatives un peu plus personnelles. 

Qu’est-ce qui t’a donné envie de te pencher et surtout de réaliser de la création de contenu autour des enjeux reliés notamment au colonialisme, au racisme, au rapport aux genres et à la sexualité, ou encore à l’intersectionnalité ?

Me pencher sur ces sujets a été pour moi une planche de survie. C’était la découverte de tout un corpus qui mettait des mots sur mon expérience ou celle de mon entourage et donnait de la légitimité que ce soit à mon ressenti, mais également à mes critiques. C’était tout un coup de recevoir à la fois la preuve que c’était quelque chose de plus large que moi, mais aussi le droit de le dénoncer et la réassurance que d’autres étaient passées par là, avaient dénoncé, et continuaient de le faire. 

Pour la création de contenu, de prime abord c’était pour rester en lien avec ma communauté. Le milieu académique fonctionne véritablement comme une tour d’ivoire - non pas comme si elle n’avait aucun impact sur le monde “extérieur” ou évoluait dans une espèce de vacuum de normes sociales (ce n’est bien sûr absolument pas le cas), mais le milieu académique a sa manière d’isoler ses membres, de les couper de leurs entourages d’autant plus lorsqu’on vient d’un milieu qui a été historiquement la cible de violences structurelles dont l’Académie a largement pris part. En faisant de la création de contenus, je m’obligeais à rendre des comptes sur ce que j’apprenais, sur le type de recherche que je menais, de toujours me poser les questions suivantes : En quoi est-ce utile ? En quoi est-ce pertinent ? Quelle femme noire a déjà travaillé sur le sujet et doit être citée pour lutter contre son effacement par exemple ?

Aussi cela me permettait de redistribuer (même si c’est à une échelle très minime) le savoir que j'acquérais au sein de l’institution. Car, qu’on se le dise, l’université à un monopole gargantuesque sur la production et le partage de savoirs. Je suis entièrement pour le fait de casser ce monopole, de multiplier les centres d’apprentissage, de recherches et de créations, et de diversifier les modes de formations également. Quand je donne des cours en ligne gratuitement ou que je fais un post Instagram pour expliquer un concept que j’ai rencontré uniquement parce que j’ai eu accès à tel cours ou telle conférence, ça me permet de participer à cette redistribution. Aussi parce que les savoirs qui entourent les sujets que tu listes dans ta question sont encore très difficiles d’accès dans le contexte francophone (cela change progressivement), mais on est encore très loin du contexte anglo-saxon par exemple. Or, tout le monde n’a pas la possibilité de lire des textes en anglais ou de s'inscrire en cours d’Introduction au féminisme noir alors que comme pour moi, cela peut servir de bouée de survie pour bien d’autres.

Comment décris-tu ton expérience dans le milieu académique et quels sont les défis auxquels tu as fait face?

Mon expérience dans le milieu académique ? Amour-haine constante ! Je suis une femme noire qui aime les femmes, ayant grandi dans les Caraïbes, de classe populaire, mais évoluant dans des institutions majoritairement blanches, occidentales et ayant un rapport aux communautés minorisées particulièrement violent.  

Qu’on se le dise : j’adore apprendre. Et il se trouve que mon style d’apprentissage s’aligne parfaitement avec l’école (ce qui n’est bien sûr pas le cas de tout le monde). J’aime recevoir des syllabus, avoir des lectures obligatoires, recevoir une présentation ou une conférence qui va littéralement me retourner le cerveau, j’aime écrire aussi et j’adore enseigner. L’école a donc longtemps été un cocon et un refuge pour moi.

Niveau capital culturel : l’université m’a donné un bagage que peu de personnes de mon entourage ont la chance d’avoir. Par exemple je suis la première de ma famille à aller à l’université même si cela ne reflète absolument en rien l’intelligence et la culture de ma famille, qu’on se le dise. Mes opportunités d’emploi actuelles sont directement liées à mon CV académique (même si le fait que je sois une femme noire et queer et que j’étudie sur ces sujets a créé des barrières à mon avancée scolaire et carriériste). Mais, il n’empêche que j’aime l’école, j’aime être à l’école et j’en ai obtenu une certaine avancée sociale. 

Malheureusement, c’est aussi l’un des espaces les plus violents qui soient et les plus isolants aussi. Petite anecdote : je n’ai plus jamais eu un.e professeur.e noir.e à partir du moment où j’ai quitté la Guadeloupe - jamais. Pas même un.e chargé.e de cours ou un.e auxiliaire. Et ce, alors que je suis passée par la Sorbonne, l’EHESS (École des hautes études en sciences sociales) et l’UDEM (Université de Montréal). Ce simple fait démontre de l’écrémage que réalise l’Académie vis-à-vis des étudiant.e.s noir.e.s, mais aussi de la violence de savoir à quel point une carrière académique relève quasiment de l’impossible. 

L’université, c’est à la fois la violence des micro-agressions constantes, mais aussi la violence systémique d’effacement, de délégitimation, de gatekeeping, d’une mise en précarité constante, d’une santé mentale qui en pâtit, d’une estime de soi qui est attaquée de toute part… Franchement j’aurais pu écrire ma thèse là-dessus tant il y a à dire. Et dans mon cas particulier, un défi qui s’est posé, en plus d’habiter un corps qui n’était pas prévu par l'institution, c’est le combat constant de justifier et légitimer mes sujets d’étude : parce que le contexte francophone est particulièrement fermé à l’étude de la race par exemple. Donc la levée de boucliers a été constante.

Ta thèse porte sur les femmes noires qui aiment les femmes. Peux-tu nous parler du choix du sujet et de l’impact que tu souhaites avoir avec cet écrit ?

J’ai choisi ce sujet parce que je voulais offrir de nouvelles compréhensions des vécus d’individus encore trop peu présentes au sein de la recherche. C’est très souvent le désert d’études ou de données en français sur les femmes noires qui aiment les femmes. Et sur les femmes noires en général. Le peu d’écrits qui existent est très centré sur les violences, le trauma ou encore le coming-out. Je voulais une approche centrée sur le désir, sur le plaisir, sur les résiliences. Par exemple, il y a beaucoup de passages de ma thèse où on peut nous “entendre” rire dans la retranscription des entrevues. Ce que je voulais finalement c’était réaliser le type de recherche où je me retrouverais moi, mais aussi ma conjointe, mes amies, les femmes que j’admire, que je vois militer…. C'est -à -dire des femmes qui, certes, vivent des violences structurelles, mais sont également capables d’investir les failles du système et de créer des alternatives. Je voulais qu’on les rencontre non pas comme des statistiques, mais comme des êtres humains multiples, complexes et contenant tout l’univers. À vous de me dire si je me suis approchée du but (lien de sa thèse à la fin de l’article).

Tu es d’origine guadeloupéenne, et dans les Caraïbes, les discriminations envers les communautés LGBTQ+ sont malheureusement encore bien trop courantes. Quelle est ton opinion à ce sujet et d’après toi, comment pourrait-on mieux inclure ces communautés au sein des sociétés afro- caribéennes ?

C’est une question compliquée, car j’ai quitté la Guadeloupe il y a plus de 10 ans. J’y retourne régulièrement avec ma conjointe, mais seulement pour les vacances et nous sommes particulièrement bien reçues et adorées par nos familles respectives. Reste que c’est une expérience qui est devenue extérieure et surtout sporadique. Hors les choses changent rapidement et partout, et je suis donc peu en position d’établir un constat sur le sujet ou proposer des plans d’action, car veut / veut pas, je ne vis pas tous les jours ce que c’est qu’être en couple avec une femme, en tant que femme, en Guadeloupe. Du coup, pour une meilleure approche, il faudrait interroger une personne qui vit là-bas. Tout ce que je peux dire c’est qu’en théorie je m’aligne beaucoup sur les positions de Joao Gabriel sur le sujet (activiste dont la présence en ligne est particulièrement riche ). Joao  démontre que nous devrions avoir une approche des sexualités, et des relations en général, qui soit en lien avec notre culture et notre histoire. Donc de ne pas tenter de calquer ou imposer, par exemple, des termes ou une manière de militer qui soit issue du contexte occidental du Nord. 

Pour finir, quels sont les projets sur lesquels tu travailles et qu’aimerais-tu accomplir de plus ?

En ce moment, je travaille à une recherche sur l'expérience des femmes noires dans les organismes féministes québécois en collaboration avec Marlihan Lopez. On vient juste de terminer de mettre en place 3 évènements-conférences - workshops en soutien aux femmes noires justement et Pauline Lomami s’est jointe à notre équipe pour étendre notre travail à la communauté artistique. C’était un bel accomplissement et nous en sommes fières, mais cela nous a épuisées. Je crois qu’à ce stade, on aimerait surtout se reposer, mais on a commencé des processus pour implémenter quelque chose de plus pérenne. Je n’entre pas plus dans les détails, car rien n’a encore été validé - mais on croise les doigts. 

Personnellement, j’aimerais pouvoir développer ma chaîne YouTube pour vraiment offrir des cours entiers couvrant plusieurs thématiques et pouvoir inviter des contributrices. Mais cela demande beaucoup de temps et, comme c’est bénévole, le projet a tendance à être en pause dès que le travail (celui qui me rémunère) prend de l’ampleur. 

Un de mes gros rêves, en fait, serait de mettre sur pied un centre d’études et de recherche qui met au centre de son approche les vécues et réalités des femmes noires. Quelque chose d’alternatif à l'université, avec une mission de justice sociale très claire. 

…..Après le rêve ultime serait sûrement de pouvoir me reposer un peu cela dit ;)

Pour en savoir plus sur Jade et son travail :

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